Newsletter du Lundi
11/12/23

Paru dans la newsletter du

Affaire Bernanke : les mânes d’Al Capone ?

Qui ?
Le procureur texan Ken Paxton (en photo), Google, Facebook, et le marché.

Quoi ?
Une synthèse du feuilleton des huit derniers jours, avec nouvelles révélations, et des réactions, la plupart, anonymes, sur ce qui pourrait s'évrérer le plus grand scandale du marché de la pub online (et c'est pas peu dire).

Comment ?

Le projet Bernanke et l'accord Jedi Blue, révélations de l'enquête conduite par le procureur général du Texas, Ken Paxton, contre Google  a été  rapportée par le Wall Street Journal en avril 2021 (voir ici), mais les mécanismes de fonctionnement du projet n'ont été rendus publics quelle 14 janvier dernier.  La  troisième version de la plainte publiée le 14 janvier dernier livre de nouvelles révélations dans les accusations de pratiques anti-concurrentielles dans la publicité en ligne.
Un strip tease étalé sur deux ans
Depuis deux ans, cette affaire ressemble à un strip tease en mode très lent. Au fil des caviardages enlevés, le marché en apprend des vertes et des pas mures; Et la dernière version publiée montre clairement, contrairement aux arguments de Google, que , au delà des éditeurs, c'est le marché et donc les clients, qui paient le prix des tripatouillages technologiques opérés dans une boite noire. Un acteur du marché français commente : "A chaque fois que le procureur publie des morceaux qui étaient autrefois caviardés, nous avons aujourd'hui la confirmation et les preuves de nos intuitions. Nous comprenons par exemple pourquoi brusquement Facebook a arrêté de nous parler en 2018. " Et il ajoute : "Ce qui va devenir un sujet de conversation maintenant, c'est la manière dont les annonceurs ont été abusés."
Le ton de ces nouvelles révélations  est donné par Ken Paxton :   “Notre plainte modifiée détaille comment Google manipule l’enchère d’affichage en ligne pour punir les éditeurs et leur ment de manière flagrante sur la façon dont ils gèrent l’enchère”.
De la même manière que la réponse de Google montre les muscles :

Et plus Google nie, plus le procureur décaviarde des documents,  commentés dans la presse.
Depuis huit jours, nous savons que :
-Google aurait trompé à la fois les éditeurs médias et les annonceurs en affirmant qu’ils participaient, vis ses outils programmatiques, à des enchères publicitaires transparentes leur assurant des prix optimaux, alors qu’un ensemble de programmes faussaient les résultats pour augmenter les marges du groupe à leur insu.

-Sundar Pichai, et  Mark Zuckerberg auraient approuvé l’accord secret conclu en 2018 entre Google et Meta pour fausser à leur avantage les résultats de certaines enchères en publicité programmatique dans le cadre de la mise en place du header bidding.

Le vendredi suivant,  21 janvier 22, Google demandait au juge fédéral de rejeter ce recours antitrust (voir ici)

Le contexte
Dans un article très complet, Mind détaille l'affaire. En décembre 2020, après plusieurs mois d’enquête, le procureur général du Texas, Ken Paxton, a annoncé le dépôt d’une plainte antitrust contre Google pour des pratiques jugées anti-concurrentielles dans le secteur des technologies publicitaires en ligne. L’Etat du Texas  a depuis été rejoint par les procureurs généraux de l’Alaska, de l’Arkansas, de la Floride, de l’Idaho, de l’Indiana, du Kentucky, de la Louisiane, du Mississippi, du Missouri, du Montana, du Nevada, du Dakota du Nord, de Porto Rico, de la Caroline du Sud, du Dakota du Sud et de l’Utah.
Cette plainte s’appuie sur une série d’auditions d’employés de Google, de documents émanant de Google et de mails de ses salariés, et sur l’audition d’autres acteurs du marché de la publicité en ligne.  Une deuxième version de cette plainte, moins expurgée d’informations commerciales confidentielles, avait été publiée en octobre 2021 sur autorisation d’un juge.
La plainte actuelle  de 242 pages concerne ses outils technologiques (adservers, adexchanges, SSP, DSP, DMP), ses taux de commissions, ses pratiques pour fausser les enchères programmatiques et des collusions avec d’autres sociétés technologiques. A chaque fois, pour conserver sa place et ses intérêts, au détriment de la concurrence, des consommateurs ou de la réglementation, selon la plainte.

Google aurait profité de sa position centrale dans les enchères publicitaires programmatiques pour fausser les résultats des enchères programmatiques et  accroitre sa marge à l’insu de ses clients.

Le groupe aurait pour cela utilisé de nombreux dispositifs de publicité programmatique ces 12 dernières années. : Project Bernanke, Reserve Price Optimization (RPO) et Dynamic Revenue Share (DRS). Selon l’accusation, tous les trois fonctionnaient avec des mécanismes qui trompaient ses clients éditeurs et annonceurs pour accroître ses marges de Google, et ont rapporté à Google  aux USA plus de 700M$ de façon indue  .

Le programme Bernanke

D’après la plainte, Google a trompé à la fois les éditeurs médias et les annonceurs en leur faisant croire qu’ils participaient à une enchère “au second prix” – via laquelle le gagnant paie le prix de la deuxième enchère la plus élevée – lors de l’utilisation de son adexchange publicitaire, AdX. Au lieu de cela, AdX aurait été programmé pour ignorer régulièrement la deuxième offre la plus élevée, permettant ainsi à la troisième offre la plus élevée de l’emporter lors de l’enchère. Ce qui a pour effet de priver l’éditeur d’une partie des revenus. Dans le même temps, Google facturerait aux annonceurs le prix de la deuxième offre la plus élevée et empocherait la différence.
Le mécanisme est bien expliqué dans le thread ci dessous :

https://threadreaderapp.com/thread/1482052845973262336.html

Google rémunèrerait les éditeurs de sites selon l’enchère la plus basse reçue, et facturerait les annonceurs en fonction de l’enchère la plus élevée. Un procédé permis par son double rôle, tant du côté de la demande que du côté de la vente, ce qui lui permet de connaître toutes les informations des transactions commerciales en temps réel – à la différence des autres acteurs – et in fine d’accroître sa marge à leurs dépens.
Selon une étude interne à Google communiquée au procureur général Paxton dans le cadre de son enquête, le groupe américain a évalué à 40 % la réduction des revenus pour les éditeurs sur chaque transaction grâce au dispositif Bernanke, selon la plainte.

Deux autres versions du programme Bernanke auraient ensuite été utilisées ces dernières années par Google afin de développer encore ses mécanismes au détriment des éditeurs et annonceurs : l’une pour faire monter artificiellement les enchères au sein de son outil d’achat publicitaire pour les petits annonceurs Google Ads, quand Google allait perdre l’enchère, l’autre pour pénaliser les éditeurs de sites n’ayant pas donné à Google un “accès préférentiel” à leur inventaire publicitaire, par exemple son dispositif d’allocation dynamique.

Le programme Dynamic Revenue Share

Lancé en 2014, il a fait en sorte que Google puisse changer et optimiser ses commissions perçues après avoir examiné les offres des adexchanges rivaux afin de s’adapter secrètement et de remporter le maximum d’enchères possible.

Le programme DRS “a manipulé les frais d’adexchange de Google après avoir sollicité des offres lors de l’enchère et après avoir examiné les offres d’adexchanges rivaux afin de gagner des impressions qu’il aurait sans cela perdues”. Le programme a alors automatiquement augmenté la commission d’AdX au-dessus de 20 % sur les impressions lorsqu’un acheteur a enchéri nettement au-dessus du prix plancher de l’éditeur. Unen ote interne citée dans la plainte détaille : “Un problème connu avec le programme DRS actuel est qu’il rend l’enchère mensongère, car nous déterminons la commission d’AdX après avoir vu les offres des acheteurs et nous utilisons l’offre du gagnant pour fixer le premier prix”. A lui seul, le programme DRS aurait permis à Google d’augmenter ses revenus de façon indue de 250 M$  par an selon l’accusation – uniquement sur le marché américain.

Le programme Reserve Price Optimisation

Toujours selon la plainte, Google a créé en 2015 un programme appelé Reserve Price Optimization (RPO) pour augmenter les prix planchers qui avaient été fixés par les éditeurs sans le leur dire, obligeant les annonceurs à enchérir davantage pour les impressions, tout en conservant la différence.

Le dispositif s’appuyait sur une connaissance fine du comportement des annonceurs : Reserve Price Optimization analysait et stockait les prix proposés lors des enchères par les annonceurs, pour déterminer et attribuer à chacun d’eux “un prix plancher unique et personnalisé basé sur ce que chaque acheteur avait offert dans le passé”, selon la plainte. Dans un e-mail interne communiqué au procureur général Paxton lors de son enquête, un employé de Google a déclaré : “Le RPO ne se contente-t-il pas de pousser notre enchère au deuxième prix – qui est censée être équitable – vers une enchère au premier prix ?”Le programme Reserve Price Optimization aurait rapporté à Google 250M$ supplémentaires  aux USA.

Selon l’enquête judiciaire, ces trois programmes étaient utilisés ensemble et de façon opaque pour fausser les enchères : les mécanismes de chaque transaction programmatique optimisaient  une commission la plus élevée possible pour Google, soit au détriment de l’éditeur, soit de l’annonceur, voire les deux en même temps. Selon le propos d’un cadre supérieur de Google relevé au sein de la plainte, “si nous sommes confrontés à une très grande pression sur les prix du côté achat, nous pouvons nous rabattre sur le côté vente, et vice-versa.”

La réaction de Meta et de Google

“L’accord d’enchères non exclusif de Meta avec Google et les accords similaires que nous avons avec d’autres plateformes d’enchères ont contribué à accroître la concurrence pour les diffusion publicitaires. Ces relations commerciales permettent à Meta d’offrir plus de valeur aux annonceurs tout en rémunérant équitablement les éditeurs, ce qui se traduit par de meilleurs résultats pour tous.” Chez Google, o persiste et on signe : “Malgré les trois tentatives du procureur général Paxton de réécrire sa plainte, celle-ci est toujours truffée d’inexactitudes et sans fondement juridique. Nos technologies publicitaires aident les sites Web et les applications à financer leurs contenus et permettent aux petites entreprises d’atteindre des clients dans le monde entier. La publicité en ligne est un secteur extrêmement concurrentiel, ce qui a permis de réduire les frais publicitaires et donné davantage de choix aux éditeurs et annonceurs. Nous continuerons de nous défendre fermement contre ces allégations infondées devant les tribunaux.

L’affirmation du procureur général Paxton selon laquelle le directeur général de Google, Sundar Pichai, a personnellement approuvé les termes de l’accord avec Facebook, est inexacte. Nous signons chaque année des centaines d’accords qui ne nécessitent pas l’approbation du PDG, et ce n’était pas différent dans ce cas là. Et contrairement aux affirmations du procureur général, cet accord n’a jamais été un secret et a été largement médiatisé. Cela permet simplement à FAN (Facebook Audience Network) et aux annonceurs qu’il représente de participer à notre programme Open Bidding tout comme plus de 25 autres partenaires le font.

La dernière allégation du procureur général Paxton, selon laquelle nous avons généré une “enchère au troisième prix” ou manipulé notre adexchange, est totalement fausse. A l’époque à laquelle le procureur général Paxton fait référence (2017 et 2018, ndlr), AdX était indiscutablement une enchère au second prix. Autre point clé qui est faux : le programme Bernanke n’a en aucun cas augmenté artificiellement les prix pour les acheteurs.”

Les réactions du marché US 

Un article d'adweek, publié le 21 janvier (voir ici)  donne les réactions du marché US (anonymes, pour la plupart).

Trois sources de l'industrie interrogées par Adweek ont ​​déclaré que de nouveaux détails sur le projet Bernanke sont extrêmement préoccupants. Dans le cadre de ce programme, Google prétendait parfois qu'il organisait une enchère au second prix, où l'enchérisseur gagnant d'une enchère d'annonces numériques paie la deuxième offre la plus élevée. L'affaire allègue qu'elle facturait aux annonceurs le prix de la deuxième offre la plus élevée tout en donnant aux éditeurs la troisième offre la plus élevée et en empochant la différence.

"Google a mis en place un système dans lequel essentiellement les annonceurs paient trop et les éditeurs reçoivent moins", a déclaré David Chavern, président de la News Media Alliance, qui représente 2 000 journaux aux USA et au Canada. "Vous n'avez aucune idée du prix de compensation réel de l'inventaire publicitaire, car Google revendique tellement sa propre valeur." Google a constaté que son programme Bernanke réduisait les revenus des éditeurs de plus de 40 %, selon la plainte. Une source familière avec l'industrie de la technologie publicitaire a déclaré que les révélations sont bien pires qu'elle ne le pensait. "Les gens pensaient que Google manipulait les enchères pour aider les éditeurs à gagner plus d'argent. Maintenant, nous savons réellement ce qu'il a fait.  Il a trompé les annonceurs, les éditeurs et les autres ad exchange. Il est clair que le projet Bernanke n'a profité qu'à Google.""Il y a cinq ans, lorsque vous parliez à un CMO de [la domination de Google], il ne reconnaissait pas que c'était un problème majeur", a déclaré la source.Mais  cette plainte devrait conduire à "une condamnation plus virulente de Google"."Si cela se produisait pour une autre entreprise, les clients partiraient en masse", a déclaré cette source. "Je n'ai encore vu aucun tollé de l'industrie parce que Google est trop puissant."

Jason Kint, PDG de l'association commerciale de contenu numérique Digital Content Next, a fait valoir que malgré le fait que Google nie avoir commis des actes répréhensibles, si Bernanke ne causait pas de tort, les mécanismes du projet auraient dû être publics.« Pourquoi est-ce un secret ? Pourquoi cela a-t-il été expurgé en premier lieu ? Si vous allez être l'acteur dominant du côté achat et du côté vente, pourquoi tout le monde ne le sait-il pas ? » dit Kint.

Le lobbying bat son plein : dans ce papier, sur une plateforme ou on paie pou publier, la thèse est que ce n'est pas la faute de Google ou de Facebook, mais du système du leader bidding ! Et la même semaine, le Sénat prépare une nouvelle loi antitrust qui vise les big tech...

Les réactions en France 

Difficile d'avoir des réactions ici. Les annonceurs que nous avons interrogés ne sont pas au courant. Et les autres acteurs renâclent à s'exprimer. un acteur de l'ad tech nous confie : "Les publishers ont compris depuis deux ans qu'ils se faisaient avoir. Ce qui est nouveau, c'est l'impact sur ce que les annonceurs paient. Que Google avait toujours nié.  On se demande ce qui gouverne le rythme des révélations successives; mais aujourd'hui nous avons la preuve de ce que nous soupçonnions. Y compris d'un deal que nous devions faire avec Facebook en 2018 et qui a été abandonné."
Les publishers commencent à évoluer. Ainsi, Smart vient d'annoncer un gros deal avec Vocento, le plus gros éditeur espagnol. Et les acteurs devraient reconsidérer leur suite logicielle, au moment même où Google analytic ne semble plus correspondre au droit européen. Ce branle bas juridique outre atlantique a pour échos le DSA, présenté par Thierry Breton sous la forme d'un western...
Du côté des annonceurs, la réaction devrait être plus lente. Mais la conversation ne fait que démarrer.

 

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