Newsletter du Lundi
11/12/23

Paru le

Mercedes Erra, BETC : « Je suis parfois effrayée par les GAFA »

Qui ?
Mercedes Erra, Fondatrice de BETC, Présidente Exécutive Havas Worldwide.

Quoi ?
Un extrait de l'interview réalisée par Arabella Ignatieff, enseignante-chercheuse à l'ISG MSc & MBA, à retrouver en intégralité dans son ouvrage "Danger : la fragmentation des marques face au multimédia", publié aux éditions Kawa.

Comment ?

- Que pensez-vous de la dissociation entre le marketing, le marketing digital et le marketing mobile ?

Elle n'a pas lieu d'être, même si on a besoin d'expertises hyper-spécialisées. Par exemple, dans le digital, il y a beaucoup de CRM : si vous spécialisez des individus en CRM, ils deviennent meilleurs que s'ils font du marketing global. L'enjeu de spécialisation touche à la compréhension de la data, de son utilisation, du parcours client… Mais même au cœur de ces problématiques, il ne faut jamais oublier le centre. Et le centre, c'est le sens. Les gens qui font des métiers techniques sans le sens, oublient ou occultent l'essentiel. C'est à la communication qu'échoit le devoir de donner un sens, une direction, plus encore qu'au marketing. La communication c'est dire ce que l'on pense, énoncer ses convictions et indiquer là où l'entreprise veut aller. Le marketing c'est s'adapter aux gens, à leurs attentes.

La communication est plus subtile car elle est au croisement de l'adaptation aux publics et du projet. Le projet ne va pas évoluer au gré de ce que les gens pensent. On ne peut pas changer de discours toutes les 5 minutes au gré des points de vue, sinon cela finit par manquer de cohérence. Elle doit choisir des choses qui intéressent fortement les consommateurs à un moment donné, et dont on peut croire qu'elles seront durables. Ces choix-là, elle y croit et elle s'y tient. C'est cela la stratégie. Et je crois fortement à ce que l'on place au cœur, au centre.

- Dans l'entreprise, comment la marque peut-elle être un vecteur de changement ?

Justement en énonçant ce rôle. Car la stratégie change le réel. Se donner une ligne stratégique c'est décider d'infléchir le réel. Si vous dites par exemple pour Air France "faire du ciel le plus bel endroit de la terre" il faut s'y mettre, il faut travailler, c'est dur. "Faire du ciel le plus bel endroit de la terre", c'est ambitieux et c'est difficile. Tout cela tend une entreprise. Danone, par exemple, a eu des hauts et des bas mais c'est en réalité une entreprise magique. Il y a des années, j'avais recommandé la santé. J'ai été émue quand Frank Riboud a vendu tout ce qui n'était pas la santé. Je pense que le sens oriente très fort la réalité.

La bonne communication doit être une communication engageante. C'est ce à quoi il faut tendre. On ne peut pas briefer des créatifs en leur disant qu'il n'y a rien d'important. Au contraire, la question à se poser c'est : que puis-je dire d'assez important pour changer notre façon de faire ? C'est d'ailleurs cela que j'aime bien dans mon échange avec Emmanuel Faber, le patron de Danone, c'est qu'il pense que pour bien faire il a encore beaucoup de choses à changer, y compris dans ses produits, c'est assez émouvant. Créer des entreprises qui fonctionnent et inventent un nouveau mode, ce n'est pas si facile mais c'est intéressant. J'ai un faible pour les constructeurs, les gens qui essaient…

- A votre avis, quelles sont les marques les plus constructrices en ce moment ?

Danone. De nouveau, la marque peut-être l'une des plus intéressantes au monde. Je trouve aussi qu'une entreprise comme McDonald's France crée des choses formidables. McDo France, comparé à tous les autres pays, est la filiale qui a établi la meilleure qualité, avec une filière viande très surveillée,  l'introduction de fruits, de salades, afin que les gens puissent équilibrer leur repas. Il y a eu un véritable effort, une discussion avec les consommateurs et les pouvoirs publics, et une volonté de s'insérer dans le pays où ils étaient. Les restaurants étaient partout les mêmes, aujourd'hui ils ont créé des McDo très différents selon le lieu où vous êtes, l'habitat des régions.

Au Crédit Agricole aujourd'hui, il se passe aussi des choses très intéressantes. Qu'un patron de banque parle d'éthique à ses troupes, avec force, au beau milieu de la France, est assez impressionnant. Il a fait en sorte que les commerciaux du Crédit Agricole ne soient pas incentivés sur tel ou tel produit. Ainsi, quand ils vous donnent un conseil, ils n'ont pas intérêt à vous vendre ceci plutôt que cela.

Chez Total aujourd'hui Patrick Pouyanné oriente l'entreprise vers l'idée d'énergie responsable, qui intégrera les enjeux du climat et de la démographie, et les nécessaires mutations vers un mix où les énergies renouvelables pèseront davantage. Tous ces chemins me paraissent intéressants même si tout n'est pas parfait. Les consommateurs poussent les entreprises à rendre et à faire du bien, et cela finit par développer une autre vision du corporate, plus concernée par les problèmes de société et la nécessité de les résoudre.

- Qu'est-ce que la mobilité et internet ont apporté aux marques ?

Internet n'a pas apporté qu'aux marques, il apporte bien plus aux gens qu'aux marques. Cela a changé les gens. Nos enfants ne sont réellement pas les mêmes que nous, à cause d'internet. Et ma génération n'est pas dans le même monde que ses enfants. Nous n'avons pas encore de recul mais ce que cela construit dans leurs cerveaux est inédit : sans doute des choses formidables et d'autres plus graves. Internet a donné une fluidité au monde, un monde à la fois attaché à ses particularismes nationaux, mais qui est traversé par cette parole mondiale.

Cela a aussi créé un type d'apprentissage nouveau, une nouvelle relation à l'autre, et rétabli un pouvoir "bottom up" des consommateurs et citoyens, avec le sentiment qu'on peut désormais critiquer ou dénoncer les pratiques des marques ou entreprises qui ne nous plaisent pas. Avant on en parlait à ses proches, maintenant la sphère des proches s'est sacrément élargie, nos communautés se sont étendues.

On peut créer des business models qui n'existaient pas, car on n'en avait pas les moyens. Il est devenu possible de mettre en contact des gens qui veulent prêter leur appartement avec des gens qui en ont besoin. On recrée un monde de contacts, qui n'est d'ailleurs pas exempt de risques. Je suis parfois effrayée par les GAFA. On ne le dit pas assez mais j'aurais clairement préféré qu'il y ait un Google européen, ou bien cinq Google dans le monde plutôt qu'un seul. Cela fait une méga-entreprise qui domine le monde parce que vous avez besoin d'elle de façon permanente.

- Quels sont les conseils que vous donneriez aux entreprises ?

Je pense que les marques se doivent d'avoir un point de vue. Cela en soi, c'est déjà un débat. D'aucuns pensent qu'il ne faut plus que les marques donnent leurs angles, leurs partis-pris et qu'il faut partir des gens. Je pense l'inverse : les gens aiment que les marques s'engagent. Une marque n'est pas là juste pour se mettre en posture de démagogie : "dites-moi ce que vous attendez, je vous le donnerai". Mais bien sûr quand on a un point de vue, il faut l'expliquer et donner à voir aux gens ce que l'on fait. On leur doit des comptes en quelque sorte.

Bien sûr que le point de vue de l'autre nous intéresse : celui des marques, des hommes politiques… C'est cela qui vous intéresse quand vous me parlez : le fait que j'émette un point de vue différent sur le monde, c'est riche, c'est cela qui séduit, c'est comme dans la vie. Il y a des gens qui vous parlent, et d'un coup vous vous dites : "waouh c'est intéressant, ça ne m'oblige pas à penser tout ce qu'il ou elle pense mais c'est intéressant". Pour les marques c'est pareil, mais ça va être de plus en plus dur si elles ne sont pas réellement intéressantes. Donc notre métier va être plus passionnant encore, plus important encore.

- Les choses vont de plus en plus vite en marketing et en publicité : on ne vous donne pas assez le temps de réfléchir ?

Je ne crois pas que ça évolue beaucoup plus vite qu'auparavant. Il s'agit d'une agitation superficielle qui s'empare de nos métiers. Mais les êtres humains sont toujours des êtres humains et ce qu'il y a dans leurs têtes ne mute pas si vite que cela. Les tendances de fond sont très lentes. Nous faisons beaucoup d'études sur les gens, et non les gens ne sont pas des girouettes, ils réfléchissent, ils pensent des choses, ils ont des idées sur le monde et sur la vie et ces idées durent fort longtemps. On a l'impression que le monde s'agite parce qu'il y a eu dans les 2-3 dernières décennies des innovations qui nous ont brusqués. Et qui sont déjà intégrées par les jeunes générations.

Mais sur les grandes questions : est-ce-que les gens aiment différemment ? Comment sont-ils face à la solitude ? N'ont-ils pas besoin qu'on les encourage, de sentir de la positivité en eux et autour d'eux ? Que ressentent-ils ? Comment vivent-ils ? Comment vit une maman aujourd'hui ? Quelle est son inquiétude pour ses enfants ? Tout cela change lentement.

Lorsque mes équipes (stratèges, créatifs) ou mes clients, cherchent, ne trouvent pas et vont dans tous les sens, j'essaie de leur dire : "certes il est urgent de bien penser mais il n'est pas urgent de s'agiter". Quand on a une stratégie, et qu'on la tient bien, il ne faut pas la lâcher de si tôt.

A l'agence nous avons plusieurs des marques de fromage du groupe Savenzia (auparavant Bongrain) : par exemple, depuis 20 ans, le Saint Morêt. C'est toujours du Saint Morêt, on ne change rien, on en vend toujours autant, en racontant le "village". Le mythe du "village français" fonctionne toujours. Les histoires, si elles sont formidables, gardent souvent intact leur potentiel de persuasion. Mais quand on ne les a pas trouvées, et qu'on les cherche, qu'on essaie des choses dans tous les sens, qu'on change trop, on n'est pas dans les fondamentaux, et alors là oui, c'est difficile. Il faut calmer le jeu. Si c'est urgent de trouver quelque chose, on va gagner du temps en prenant notre temps.

Propos recueillis par Arabella Ignatieff, à retrouver en intégralité dans son ouvrage "Danger : la fragmentation des marques face au multimédia"

Publicite

XX résultats

Oups! votre recherche
n’a donné aucun résultat !