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La donnée met le retail cul par dessus tête

Qui ?
Nicolas Rieul, directeur général Europe de Criteo, Guilhem Bodin, partner chez Converteo, Jérôme Deligne, CMO de Castorama, Fabrice Tocco, co-CEO de Dawex, Ludovic Codeluppi, International product leader chez MGTS (en photo), Luc Teerlinck  responsable Innovation, business model transformation chez Decathlon.

Quoi ?
La distribution commercialise sa donnée, l'analyse avec le mix media modeling, l'échange et l'utilise pour créer de nouveaux services. Exemples et chiffres. (voir aussi cet article sur la donnée et le retail , et cet autre, sur les 3 guerres de l'Internet).

Comment ?

Le retail media est devenu une nouvelle source de profit pour les enseignes de distribution. Cet usage des données transactionnelles des retailers à des fins publicitaires aide les marques à mieux comprendre le parcours du consommateur et à affiner leurs ciblages. Criteo appelle ce dispositif "commerce media" et propose des solutions pour éclairer les décisions marketing des annonceurs mais aussi des éditeurs. Un outil qui peut s’avérer précieux alors que les résultats du e-commerce sont en baisse au premier trimestre 2022. « L’effet réouverture des magasins a joué » analyse Nicolas Rieul, directeur général Europe de Criteo [vidéo ici]. « Troisième vague de la publicité en ligne », le commerce media mixe l’utilisation des données de ventes et l’inventaire des supports sur lesquels elles sont utilisées. « Cela change le paradigme d’un ciblage d’audience traditionnel avec la création de personas (groupe cible de personnes avec les mêmes comportements). Avec le commerce media, on sait ce que les shoppers ont vraiment acheté. Et ce sont aussi de nouveaux inventaires : chaque site de e-commerce devient un media » décrit Nicolas Rieul. Amazon, devenu troisième acteur mondial de la publicité, ne serait pas profitable sans le retail media. Son résultat d’exploitation lié au retail était de 6,3 Mds$ en 2021 mais il aurait été en déficit de 24,8 Mds$ sans l’activité publicitaire (source Amazon). C’est dire le poids qu’a acquis cette pratique de monétisation des audiences du e-commerce. Grâce au retargeting, son activité principale, Criteo est intégré aux données first party des retailers (22 000 dans le monde entier). Son autre atout ?  les inventaires exclusifs, commercialisés en direct ou avec la régie publicitaire de l’enseigne. Avec le e-commerçant KiKiKicz qui vend des sneakers en éditions limitées, Criteo a mis en place une activation « full funnel » en ciblant des segments d’audience. Une activation qui booste également la notoriété. Ces campagnes vidéo ont multiplié le ROAS (Return On Ad Spent ou retour sur investissement des dépenses publicitaires) par 2,78 et par 1,76 pour les campagnes d’acquisition, avec 87 % de visibilité. Fnac Darty a de son côté accueilli 400 000 nouveaux visiteurs, dont 70 % de nouveaux clients, grâce à Criteo Commerces Audiences. Pour passer d’une activité mono-produit, le reciblage publicitaire, à une offre élargie au commerce media, Criteo a investi et procédé à des acquisitions (MonsieurDrive, Mabaya, Storetail).
La fin du cookie tiers peut-elle avoir un impact sur ce commerce media ?

« Non, pour les données d’insight issues des datas first party des distributeurs. Mais oui, pour l’activation en dehors de l’univers du retailer. Il faut alors trouver la clé de « matching » avec des éditeurs qui peuvent accueillir ces publicités. Les réponses viendront avec les différents projets en cours d’ID universelle »

L’enseigne de bricolage Castorama (groupe Kingfisher, 92 points de vente et trois nouveaux formats de petite surface en centre-ville à Levallois, Les Lilas et Lille) s’est, elle posée la question suivante : comment piloter son marketing avec une data de plus en plus volatile ? L’omnicanalité est une réponse. «  Chez nous, elle est double » explique Jérôme Deligne, CMO de Castorama [vidéo ici]. « Nous avons pris en compte l’émergence des ventes en ligne, sur lesquelles nous étions en retard comme tout le secteur du bricolage. En deux ans, le groupe Kingfisher est passé de 8 à 18 % des ventes en e-commerce. Le deuxième volet, c’est la manière de communiquer, puisque les chemins sont différents pour venir sur un site Web ou dans un magasin. Nous voulions mettre de la rationalité dans les plans média fondés jusqu’à présent sur des intuitions ». L’outil pour gérer cette omnicanalité, c’est le Marketing Mix Modelling (MMM) que décrit Guilhem Bodin, partner chez Converteo : « l’objectif est de modéliser une activation marketing sur une finalité : trafic en point de vente, sur les sites e-commerce, chiffre d’affaires global etc. Et donc, d'évaluer le rôle des canaux sur un objectif business dans un mode omnicanal avec une vision proche du local ». Une méthode appréciée de Jérôme Deligne pour améliorer des plans médias qui ressemblaient jusqu’à présent à « un empilement sédimentaire de supports » (tract, affichage, digital) : «  l’intérêt du MMM est de proposer une méthode objective, mais qui ne peut fonctionner qu’avec l’adhésion des équipes ». Le service marketing de Castorama a examiné l’impact sur les passages en caisse de chacun des médias utilisés. Puis il a segmenté le parc de magasins en clusters de points de vente qui se ressemblaient en termes d’activation par médias. « Une méthode tout à fait contre-intuitive pour les directeurs de magasin, qui nécessite d’échanger et d’expliquer » précise Jérôme Deligne. Des données économiques, géographiques, de concurrence et des datas issues du Web ont été croisées pour avoir une photographie différente du parc. Puis cette modélisation a été appliquée pour évaluer les points de contact sur deux critères : leur contribution sur les ventes et sur le ROI. Mais Jérôme Deligne rappelle une réalité fondamentale du retail : la majorité du trafic est naturelle - grâce à la qualité de l’emplacement, de l’offre, du stock, de l’expérience client, etc. - : « avec les médias, on vient rajouter une couche qui peut faire la différence sur la création de trafic ».
Le média représentent 15 % et 40 % du trafic en magasin

« Le média apporte entre 15 et 40 % du trafic en magasin » précise Guilhem Bodin. Exemple avec le prospectus publicitaire, le « doudou des directeurs de magasins » selon l’expression imagée du CMO de Castorama. L’efficacité de ce tract est très différente selon le point de vente, entre 6 et 23 %. Le budget alloué à ce support a  baissé chez Castorama de 30 % entre 2020 et 2021 après la mise en place du Marketing Mix Modelling.

Aujourd’hui, la data peut également être échangée et revendue sur des marketplaces comme Dawex [vidéo ici]. « Il y a la data for business, ou comment je fais venir le client par du retail media, par l’audience, et la data as business, des insights clients monnayables à des sociétés tierces. Des informations qui intéressent des constructeurs, des assureurs, des manufacturiers » explique Ludovic Codeluppi, International product leader, chez MGTS, la centrale d’achat du groupe Mobivia (accessoires automobiles, enseignes Norauto, Midas, etc., 2 000 points de vente en Europe, 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires). Celui qui se qualifie de « rookie » (nouvelle recrue) dans cet univers de la data a trouvé en Dawex un moyen d’accélérer ce nouvel usage des données. « Il y a d’abord eu une première phase de conseil de six mois pour travailler sur des cas d’usage et bien comprendre la loi » décrit Ludovic Codeluppi. MGTS a donc créé une marketplace ouverte depuis juin 2021 qui est rentable, avec des clients comme les fabricants de pneumatiques (auxquels elle vend des données comme le kilométrage des véhicules), mais aussi des assureurs, des banques, des fonds d’investissement.
La vente de data peut représenter de 1 % à 2 % du CA

Les tarifs de gré à gré sont bâtis sur deux critères principaux : la fréquence d’échange et la rareté de la donnée. Des enchères sont-elles souhaitables dans ce secteur ? « C’est l’acheteur qui fixe son prix pour ces données d’insights. Mais avec l’arrivée du Data Governance Act (DGA, nouveau règlement européen pour créer un marché unique des données) et du Data Act (loi sur les données), nous allons assister à une sorte de financiarisation de la donnée, avec des mécanismes plus sophistiqués pour la fixation des prix » prédit Fabrice Tocco. Pour une société de distribution, cette vente  de datas peut représenter 1 à 2 % du chiffre d’affaires. Les données échangées sont-elles de nature statistique ou personnelle ? « Nos clients peuvent échanger des datas industrielles et/ou personnelles. Il s’agit plutôt aujourd’hui de données non personnelles. Nous sommes RGPD conforme et nous le serons pour le DGA » assure Fabrice Tocco. Et quid de l’IoT ? « L’internet des objets va être un énorme pourvoyeur de datas. L’Europe est en train de mettre au clair l’utilisation qui pourra en être faite » conclut le co CEO Dawex.

La data n’est pas seulement un outil pour améliorer son marketing ou faire des profits en la revendant. On peut s’en servir pour tester un modèle économique radicalement différent en passant de la vente de produits à un service d’usage par abonnement.  Decathlon a effectué un test de ce service à la Netflix pour la location de matériel sportif en analysant la data de 70 familles [vidéo ici]. Luc Teerlink, responsable Innovation, business model transformation, est entré chez Decathlon il y a deux ans et demi : « j’ai eu une énorme révélation : l’économie d’usage ! C’est un modèle où nous permettons aux consommateurs d’utiliser nos produits plutôt que de les acheter. Il est vertueux pour toutes les parties prenantes : les clients, les partenaires, Decathlon, la planète ». En mettant à disposition des produits sur des durées de plus en plus longues, la rentabilité peut dépasser celle d’une vente mais aussi encourager les marques à réaliser des produits durables. D’après une étude interne récente de Decathlon France, 9 % des Français seraient attirés par ce système d’abonnement. Un budget a été dégagé par Decathlon Belgique pour essayer ce nouveau modèle sur 70 familles à qui ont été proposées trois formules : un abonnement de 20 euros par mois pour un plafond de 400, un autre à 40 euros pour un plafond de mille et un troisième à 80 euros pour un plafond de 2 000, le plafond correspondant à la valeur maximale des produits dont le client peut disposer chez lui.
La location est 3 à 10 fois plus rentable que la vente 
« Nous avons capté des données puis, après les avoir structurées durant quatre mois, nous avons vu la lumière » raconte Luc Teerlink. D’après les chiffres, les résultats financiers sont complètement corrélés à la « poursuite du sens », c’est-à-dire l’allongement de la durée de vie des produits, bonne pour la réduction des gaz à effet de serre (GES) et pour le chiffre d’affaires : une réduction de 5 % des besoins de renouvellement du stock égale 8 à 12 % de gains d’Ebit (résultat avant intérêts et impôts). Avec +  5 % de taux de réutilisation, on obtient + 4 % de gains d’EBit. L’indicateur qui a le plus d’impact est le coût de reconditionnement (nettoyage ou réparation des matériels). « Nous avons demandé aux testeurs de gérer les produits en « bon père de famille » et de prendre ce coût à leur charge  » précise le responsable Innovation, business model transformation. Cet abonnement a coûté six fois moins cher qu’un achat aux personnes qui l’ont adopté. Et elles ont pratiqué autant de sports en 6 mois qu’en 12 mois en cas d’achat. « C’est un modèle 3 à 10 fois plus profitable que la vente, c’est juste énorme. Je précise que ce que l’on cherche, c’est la soutenabilité, pas la rentabilité, qui est déjà satisfaisante aux yeux des actionnaires » selon Luc Teerlink. Un changement de paradigme « colossal qui met tout le monde en mouvement dans le groupe ». Le projet entre dans une deuxième phase de  test de plus grande ampleur sur 2 000 clients, la phase suivante consistant à introduire des services supplémentaires.

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