Qui ?
Tristan Harris, ex-"Philosophe Produit" chez Google et fondateur de Time Well Spent et Justin McLeod, CEO de Hinge.
Quoi ?
Une illustration de l'un des thèmes forts du Web Summit 2016 : le rôle des plateformes technologiques et la responsabilité des designers de services digitaux dans la société.
Comment ?
"La junk food a son équivalent digital" : c'est ce qu'affirme Tristan Harris, ancien "Philosophe Produit" chez Google, où il était aux premières loges pour comprendre comment les éditeurs de la Silicon Valley se battent pour capter l'attention des internautes. Mais aujourd'hui, il est passé de l'autre côté. Tristan Harris a quitté Google en 2014 pour créer "Time Well Spent", un label qu'il compare à celui du bio dans l'alimentaire. Le design doit avoir une éthique : les interfaces conçues par les designers pour maximiser l'engagement ou le temps passé en ligne ont un impact bien réel sur la vie des gens.Pour lui, les interfaces qui alimentent l'infobésité sont aussi néfastes pour la société que les en-cas trop sucrés. Pire, "les plateformes vont à l’encontre des services qu'elles sont censées rendre".
Tristan Harris: "I used to use this slide (Wall-e) as a joke..and last year this happened" #WebSummit pic.twitter.com/nGR8LRa7au
— Annabelle Laurent (@annabelle_L) November 8, 2016
"Pour faire cliquer, rester ou revenir, les designers corrompent les services avec des mécanismes de gamification ou d'interruptions contre-productives. L'UX est devenu l'opium des masses." Au premier rang des accusés, l'autoplay vidéo et le scroll infini qui happent l'attention des internautes et les enferment dans des failles spacio-temporelles où les vidéos de chatons s'enchaînent. Tinder est aussi pointé du doigt : "83% des utilisateurs n'ont jamais réussi à construire une relation. Le jeu du swipe infini et du nombre de match a pris le dessus. Le dessein de Tinder est de vous faire swiper, pas rencontrer l'amour".
Et quand les services numériques rendent vraiment service, quel en est le coût ? "La question des données personnelles fait son chemin, en revanche personne ne dénonce les externalités négatives des services conçus d'abord pour vous garder le plus longtemps possible". Au travail par exemple, il faut 23 minutes pour retrouver sa concentration après avoir été interrompu par une notification. Les messageries instantanées pourraient proposer d'aménager des plages horaires dédiées à la concentration. "Slack est un outil qui va dans cette direction. Grâce à lui, je filtre les urgences et ne regarde le reste des messages que deux fois par jour."
Time Well Spent nourrit l'ambition d'établir des standards et une gouvernance. Les applications et services numériques doivent être évalués à l'aune de leur "contribution positive nette" à la vie des gens. Parmi les recommandations de l'organisation, une application labellisée doit faciliter la déconnexion, respecter l'emploi du temps de la personne, et ne pas la détourner de son objectif premier. Ainsi, l'application Duolingo aide à apprendre l'anglais, vous sollicite pour vous aider à être régulier mais propose aussi d'arrêter les notifications pendant un temps si vous êtes débordé.
Face à Tinder, l'application de rencontre Hinge a suivi les principes de Time Well Spent pour mener sa refonte, sortie en octobre 2016. "Seulement 7% des matchs donnaient lieu à des conversations dans l'ancienne version", explique son CEO Justin McLeod. La page d'accueil est maintenant centrée sur les matchs et non plus sur les profils potentiels, et surtout les swipes ont été supprimés. "Hinge est moins addictive mais notre croissance est dix fois plus rapide parce qu'on est réellement au service des rencontres. Plus de la moitié des matchs donnent lieu à des conversation et les gens se parlent 5 fois plus". En revanche, le temps passé dans l'application a chuté drastiquement de 90 à 15 minutes. Le pari d'un modèle payant (7 dollars par mois avec 3 mois d'essai gratuit) reste à valider dans la durée.
La réinvention des business models est clé pour sortir des dérives de l'économie de l'attention. Les médias, les applications de rencontre, les jeux, Snapchat sont tous en concurrence et tous les coups sont permis. "Le plus fort, c'est Donald Trump. Sa victoire n'est pas qu'une question de bulle de filtres ou d'algorithme, c'est avant tout la victoire du mensonge et de la transgression pour obtenir l'attention médiatique" regrette Tristan Harris au lendemain de l'élection américaine.
Les médias et les services reposant sur un modèle publicitaires sont à la fois otages et surenchérisseurs. Les interfaces les plus efficaces sont copiées, et c'est la course au sensationnel. "Pour faire bouger les lignes, il faut réussir à dissocier les revenus et les externalités négatives. C'est ce qu'a fait la Californie dans le domaine de l'énergie : les fournisseurs d'électricités jouent le jeu des économies d'énergie car ils sont incentivés sur la consommation responsable de leurs clients". Résultat, en 40 ans, la consommation d'électricité des californiens est restée stable alors qu'elle a augmenté de 50% ailleurs aux Etats-Unis.
Monelle Barthélemy
